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Mohamed El Khatib : « L’esthétique est un levier puissant de transformation sociale »

Mohamed El Khatib : « L’esthétique est un levier puissant de transformation sociale »
L’exposition de Mohamed El Khatib « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
© Hervé Véronèse.

Et si l’on transformait un palais en autel, et l’exposition en conversation silencieuse avec les absents ? Avec « Le grand palais de ma mère » (jusqu’au 29 juin au Grand Palais à Paris, exposition co-portée par le Centre Pompidou et placée sous le double commissariat de Chloé Siganos et Nathalie Vimeux), Mohamed El Khatib détourne l’institution depuis l’intérieur et réinvente les usages de l’espace muséal. Plus qu’une rétrospective, c’est une mise en crise du musée : ici, pas de chefs-d’œuvre, mais des objets ordinaires chargés d’affects, de lutte, de mémoire. L’artiste, fidèle à sa méthode qui conjugue théâtre documentaire, écriture plurielle et attention au réel, compose un paysage sensible où les « bibelots de deuil », les voix précaires et les gestes infimes remplacent les artefacts autorisés. Ce projet choral interroge la légitimité curatoriale, redonne un pouvoir d’agir aux « narrateurs du quotidien », et opère une translation puissante : faire d’un lieu de prestige un espace d’hospitalité politique. À travers cet hommage tendre et radical à sa mère, El Khatib invite à repenser les fondements mêmes de ce que nous appelons patrimoine. Une exposition qui n’en est pas une, un théâtre sans rideau, un musée en creux – où l’on vient, non pour contempler, mais pour écouter. Rencontre.

En transformant la nef du Grand Palais en espace de deuil performatif, vous proposez une architecture inversée du musée : autel profane, mausolée populaire... Est-ce une autre manière de penser ce qu’un musée peut accueillir et transmettre ? 

La question du patrimoine me passionne, car elle fait de nous les héritiers d’une histoire. Mais de quelle histoire s’agit-il, et qui est en mesure de la raconter, de l’incarner ? À ce titre, l’art contemporain qui se contenterait d’exprimer des sensibilités en dehors de tout contexte social et politique me paraît vain et anachronique. Il faut en finir avec l’idée du musée comme simple espace de conservation, et réactiver un principe d’incarnation populaire, qui devient un contre-patrimoine affectif et instable, où se rejouent des luttes politiques.  

Votre travail, dont cette rétrospective est la synthèse, multiplie les formes (exposition, théâtre, film, installation, conversation), tout en insistant sur le vivant, l’altérité radicale. Qu’est-ce qui guide vos choix formels quand vous concevez une exposition ou une œuvre scénique ?

J’essaie d’élaborer une muséographie qui échappe à la fois à la spéculation marchande et aux assignations identitaires. Cela passe par une certaine culture de la joie et de la tendresse – peu en vogue par les temps qui courent –, en renouant avec une tradition issue des musées d’arts et traditions populaires. L’esthétique me semble être un levier puissant de transformation sociale. Or, une part importante de la production artistique contemporaine, trustée par des fondations privées animées par des héritiers en quête de reconnaissance, tend à dévitaliser l’art de sa fonction émancipatrice. 

Est-il juste de dire que vous fabriquez des mausolées où les objets ne disent pas ce qu’ils sont, mais ce à quoi ils ont permis de survivre ?

Avec « notre musée – une collection sentimentale » (organisé en 2022 à la collection Lambert en Avignon et présenté à nouveau au Grand Palais, ndlr), ce ne sont pas uniquement les objets qui sont exposés, mais les récits de celles et ceux qui les possèdent, les traversent, les investissent de mémoire. Les commissaires d’exposition deviennent ici des narrateurs précaires, porteurs de subjectivités souvent reléguées aux marges de l’histoire de l’art. L’une des grandes singularités du projet réside justement dans sa capacité à renverser les dispositifs d’autorité muséale. Cette redistribution du pouvoir de monstration constitue un renversement des régimes de légitimité à l’œuvre dans l’art contemporain, et de fait, ouvre la voie à une muséologie insurgée, hospitalière aux récits et formes portés par les minorités. Dans cette rétrospective, il y a aussi une volonté manifeste de faire basculer le Grand Palais – haut lieu de légitimation symbolique – du côté d’un récit mineur, d’un lexique domestique, presque fragile. C’est un exercice de réconciliation entre institutions et mondes populaires, une forme de dissidence pacifiée qui déplace les représentations de chacun. 

Vous qui avez investi des terrains aussi divers que des stades, EHPAD, musées ou théâtres, voyez-vous dans cette exposition une tentative de synthèse, un aboutissement, ou un moment de bascule ?

Il n’aura échappé à personne que, dans de nombreux pays, l’extrême droite – et le fascisme rampant qui la précède – est aux portes du pouvoir. L’urgence est de re-politiser l’art, d’en faire un geste de transformation radicale, en affirmant son utilité sociale et démocratique. Dans ce sens, « Le grand palais de ma mère » ne vient pas simplement rejouer une intimité du type « regardez, c’est ma maman », mais cherche plutôt à interroger : pourquoi certaines de nos mères n’ont-elles jamais mis les pieds dans un musée ? Quant à la création d’un centre d’art en EHPAD (à la Maison paisible à Avignon, ouverture le 12 juillet, ndlr), elle a été pour moi une manière concrète de répondre à Christian Boltanski, qui disait que passé 70 ans, chaque personne est un musée vivant. À ce titre, il faudrait autant de micro-musées que de vies, pour recréer du lien entre les générations et redonner du sens à nos engagements. Dont acte.

L’exposition de Mohamed El Khatib « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
L’exposition de Mohamed El Khatib « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
© Hervé Véronèse.
Le spectacle de Mohamed El Khatib « 504 » dans le cadre de l’exposition « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
Le spectacle de Mohamed El Khatib « 504 » dans le cadre de l’exposition « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
© Hervé Véronèse.
Le spectacle de Mohamed El Khatib « Boule de neige » dans le cadre de l’exposition « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
Le spectacle de Mohamed El Khatib « Boule de neige » dans le cadre de l’exposition « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
© Hervé Véronèse.
L’exposition de Mohamed El Khatib « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
L’exposition de Mohamed El Khatib « Le grand palais de ma mère » jusqu’au 29 juin au Grand Palais.
© Hervé Véronèse.
Mohamed El Khatib.
Mohamed El Khatib.
© Yohanne Lamoulère / Tendance Floue.

Article issu de l'édition N°3079

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